Si l'on peut considérer que l'esprit du skateboard moderne - rebelle, ironique, trash - a été fixé par Jim Phillips, le cèlèbre graphiste de Santa Cruz, son âme s'est sans conteste formée sous le trait sûr et académique de Vernon Courtland Johnson. Combien de générations de skateurs ont fantasmé sur ces dessins évoquant tour à tour les Danses de la Mort médiévales, la gravure du XIXème siècle, le Custom Art issu de la contre-culture US dans les années 1960 (Harley-Davidson, les Hell's Angels...) et l'iconographie d'une culture surf sérieusement perturbée par la "street attitude" des Z-Boys (skate, drugs and heavy-metal) ?
Si V. C. Johnson est un artiste discret, son art est associé à une marque de skate mythique, Powell-Peralta, qui redéfinit le sport au filtre d'un humour potache et lui donna un idéal de tolérance et de liberté, à travers ses vidéos légendaires en particulier (Future Primitive, Animal Chin, Public Domain, Propaganda...). Fondée à Santa Barbara en 1978 par George Powell - un ingénieur issu de l'aérospatiale - et Stacy Peralta - le skateur le plus doué de sa génération -, la marque recruta V. C. Johnson dès le début des années 80. Le logo - et perso ! - qu'il créa reste encore aujourd'hui une référence pour de nombreux designers... C'est le fameux "Ripper" :
L'année suivante, Powell et Peralta forment la Bones Brigade, en hommage aux premières "bones", des roues en uréthane blanc - la couleur des os - fabriquées par George et qui révolutionnent la pratique. Personne ne le sait encore, mais la Bones Brigade va transformer la planche à roulette californienne non seulement en un sport de dimension planétaire, mais en un "lifestyle" qui est depuis plus de trente ans le réservoir d'idées et le laboratoire de tendances pour toutes les avant-gardes liées à la street culture.
Il faut dire que dans cette Bones Brigade on trouve la crème de la crème : Steve Caballero (celui qui a toujours la tête de travers sur les photos), Tony Hawk (génie de la vert' et du marketing), Tommy Guerrero (en résidence ici à La Friche en 2013, pour la création d'un "skate band" dans le cadre de This is not music), Lance Mountain (le surfeur du béton), Mike Mc Gill (il en a avalé des couleuvres ;) et Rodney Mullen, l'alpha et l'oméga du skate, inventeur du ollie et freestyleur dont la technicité est encore aujourd'hui indépassée !
On comprend donc mieux comment les graphismes de V. C. Johnson ont fait le tour du monde et généré tellement de vocations, diffusés par les "tours" de la Bones Brigade en Europe, en Amérique du Sud, en Asie, et relayés par les écrans de TV à l'heure de la VHS triomphante. J'en suis le meilleur exemple : j'ai grandi à l'île de La Réunion dans les années 80-90, loin des grandes métropoles et avec une télé noir et blanc... Pourtant, grâce à l'unique skate shop de l'époque, aucun de ces visuels ne m'a échappé ! Ils ont nourri mon adolescence et sont à l'origine de ma passion pour une imagerie californienne à la fois "léchée" et transgressive, macabre et hyper-colorée, ironique dans son propos mais impersonnelle, custom, dans sa composition diamétrale. Illustration avec quelques visuels cultes :
Mais au début des années 90, après une décennie de succès et de démocratisation du skate, Powell-Peralta commence à connaître une crise que personne n'aurait pu prévoir. Une crise d'image d'abord : les années 90 marquent le décrochage à la fois avec l'esprit punk-trash incarné par les concurrents Santa Cruz et SMA, mais aussi avec les valeurs héritées du surf et de la West Coast (fun, pacifisme et mondialisation heureuse)... Les tricks deviennent très techniques, le skate enrichissant son vocabulaire quasiment tous les mois, les skateurs des 80's deviennent "old school" ; le hip hop de NYC ou Philly et les marques East Coast entrent avec fracas dans le monde du skate. Le graffiti, le baggy et l'attitude gangsta commencent à conquérir le monde... Du coup, la marque de Santa Barbara va connaître une véritable hémorragie de ses stars : exit Tony Hawk, Bucky Lasek, Colin Mc Kay, Mike Vallely... ! Une crise de modèle commercial aussi : Steve Rocco, le boss de World Industries, ouvre la voie à l'explosion des petites marques et à la conquête du marché par les skateurs pro eux-mêmes. Du coup, le vent tourne et, fin 1991, Stacy Peralta quitte le navire. Inutile de préciser que les graphismes de V. C. Johnson étant profondément associés aux années 1980, la "Powell Corporation" s'en détourne et peine à se trouver une nouvelle identité, à l'image des vidéos réalisées après le départ de Peralta, toutes plus pourries les unes que les autres. Cette traversée du désert - qui en fut aussi sans doute une pour V. C. Johnson - durera près de... dix ans ! Heureusement, nostalgie quand tu nous tiens, une véritable base de fans s'est entre-temps développée et les années 2010 voient un regain d'intérêt pour ces graphismes qui résistent au temps. Résultat : en mars 2011, Powell annonce le retour de V. C. Johnson à la création des graphismes de la marque. Et, comme une bonne nouvelle n'arrive jamais seule, le visionnaire Stacy Peralta revient en 2012, fort de son expérience dans la réalisation avec Dogtown (prix de la critique et du public à Sundance en 2001), Riding Giants (2004) et l'écriture du scénario de Lords of Dogtown (2005). Pour notre plus grand plaisir donc, voici quelques nouvelles boards illustrées par V. C. Johnson...
... Et ces classiques magnifiquement réinterprétés à la palette fluorescente... Respect Mr. Johnson !
Je termine avec la bande-annonce du nouveau film de Stacy Peralta, sorti en 2012.... Bones Brigade: An Autobiography, qui est considéré par beaucoup comme l'un des meilleurs documentaires réalisés ces dernières années.
Super article !
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